Epures

Pour suivre Marie-Thérèse Tsalapatanis dans sa trajectoire il faut, comme elle, faire œuvre de dépouillement et ce n’est pas si facile. Lorsque que nous nous sommes rencontrées il y a déjà quelques années, elle s’attaquait à la matière avec force et rigueur. On devinait une recherche, un cheminement, un inachèvement aussi. Son ciseau inscrivait alors dans l’espace des formes arrondies aux lignes souples, sinueuses comme des lianes, des formes issues de la nature, certaines enracinées, terriennes, d’autres plus aériennes, sinueuses, s’enroulant sur elle-même. Elles évoquaient pour moi le maniérisme épuré d’un Jean de Bologne, leur élégance raffinée : Eveil, Carole, Naïade ou Noémie appartenaient à cette veine. Elles séduisaient. J’écrivais alors dans une première préface à son catalogue que « leurs têtes dressées semblent émerger de quelque rêve intérieur à une réalité encore imprécise et angoissante ». La même impression m’envahit aujourd’hui alors que l’artiste s’exprime autrement. Je parlais alors de « génèse, de naissance avant que les corps ne se déroulent pour prendre possession de l’espace ». C’est en effet à une nouvelle genèse qu’il me semble assister, un lent glissement de la matière vers l’épure, l’émergence d’un signe : des figures signifiantes dont le monumental  Don Quichotte montre le basculement.

Trois sources d’inspiration semblent aujourd’hui dominer l’œuvre de Tsalapatanis auxquelles d’autres plus diffuses se rattachent. La première est sans conteste la Femme. De son origine grecque l’artiste tient, au début de son œuvre, ses formes pleines, ses Vénus archaïques aux hanches généreuses, ses génitrices,  « reliées » au sens spirituel du mot, à la Terre. Le regard cependant est ailleurs, visage dressé,  absent, profondément intériorisé, toujours aussi « angoissant ». Déjà cette absence au monde, ce silence intérieur dans lequel affleure l’âme. Cette image-là est emblématique de l’œuvre de l’artiste. Du reste nombreuses sont les œuvres sous ce signe ou qui s’y apparentent : Réflexion, Silence, Rêverie, Penseur, Attente, Sphinx, Quiétude, Sentinelle, Ailleurs…Toutefois ce qui me frappe le plus c’est peu à peu l’absence de dénomination des figures qui sont tout simplement appelées Figures, avec des chiffres comme si l’artiste se refusait désormais à nommer, à définir, à préciser. Figure, pour qualifier des formes qui s’inscrivent dans l’espace comme des signes, dépouillées de leurs chairs avec des épaules pointues limitant une sorte d’ écrin pour la tête « j’aime le squelette en deçà de la chair » dit l’artiste à propos de cette figure 10, femme sans doute mais quoi encore ? L’image s’intellectualise, elle  devient concept car par-delà la Femme surgit partout l’emblématique image de la conquérante, dressée comme une figure de proue, qu’elle émerge de l’argile comme la Figure 10, altière comme la Figure 7, qu’elle soit Papillon prête à prendre son envol, Sphinx ou Marine, ou encore Flamme, elles se dressent comme des combattantes face à la matière, aux éléments, au ciel même qu’elles défient…Mais c’est surtout dans La  Flamme et dans l’Eve que Tsalapatanis exprime le mieux ce concept d’une Femme toujours archaïque, maîtresse du Monde comme d’elle-même, régnant sur un Univers qui est à la fois le berceau et l’objet de son triomphe. Flamme est l’épure même d’une figure féminine, corps fiché en Terre, buste cambré, tête menue et bras levés, étirée et attirée vers le ciel comme ces figures antiques du triomphe décorant le char des vainqueurs. Mais ici cette Niké ne gouverne que son propre triomphe, triomphe qu’assure et proclame comme un  défi cette Eve qui se substitue ici à l’Adam de Michel Ange au plafond de la Sixtine comme si Eve désormais avait définitivement oublié Adam, l’avait gommé de son histoire, refusant cette dépendance que la Bible a voulu lui assigner. C’est une rebelle. Tsalapatanis est féministe, elle l’avoue simplement, sans revendication, elle le pense, elle l’inscrit dans une œuvre par ailleurs sans concession. Il y a comme une déification de l’image féminine mais dans la dignité. Cette dignité est la seconde composante de l’œuvre de cette artiste. La Femme-épure qui naît de son ciseau, de son burin, cette Femme-là je le disais plus haut est presque un concept, quintessence de la femme elle est aussi spiritualité. J’évoquais alors toutes les références à l’intériorité, à la spiritualité, à la dignité car cette dignité n’est pas une attitude, elle est fonctionnelle, elle a pris sa force dans la Nature qui est la troisième composante de la trajectoire de cette œuvre et qui les résume toutes. Tout de suite la Terre, la première sollicitée, l’artiste la burine, « la bat avec un tasseau de bois  pour découvrir » me dit-elle, « la volonté et le hasard de la matière ». Ainsi émergent ces Veilleurs qui sont aussi des Anges car «  il y a dans la matière maîtrisée et non maîtrisée »,  avouant par là que dans l’art il y a aussi la part de l’impondérable, de l’unique qui vous échappe et qu’il faut accepter avec humilité,   « de l’attente non maîtrisée ». Le grand poète andalou, Federico Garcia Lorca appelait cette part d’ombre et de mystère « le duende » (le génie). C’est pourquoi aussi, avant le bronze, elle travaille ses figures dans l’argile. La terre, c’est aussi celle qui enfante, et, depuis le début de son œuvre, femme, terre et fécondité se rejoignent – la Grèce encore mais aussi toutes les civilisations qui sacralisent la Nature-. La Terre, c’est aussi le végétal qui apparaît dans cette Femme Feuille dont elle m’avoue « quand je l’ai terminée, j’ai vu que j’avais fait un sexe féminin ». Reliée, Femme reliée au Sacré. Les patines si importantes à ses yeux, elle les veut « en rapport avec le végétal, je vais aller vers une simple oxydation du bronze, je ne veux pas que ce soit décoratif ». Ensuite, sous le signe de l’Eau, la Mer, celle d’où naquit la Vie : Marine, Naïade, Sirène, Rivages, des femmes s’enroulant comme des vagues, des femmes à la proue des navires ou guettant sur le rivage l’Eternel retour, leurs pieds et leurs mains regardez-les bien, ce sont ceux de sirènes au repos, elles vont repartir vers le large. Enfin le Feu dont La Flamme reste l’emblème le plus évident. La nature les imprègne, les matérialise,  mais en même temps elle leur permet d’accéder à la liberté. Elles sont sans entraves, femmes libérées, Femmes-Esprit, Femmes-Epures.  Libérées de quoi me direz-vous ? De la pesanteur de la matière, libérées par leur spiritualité, conquérante d’elle-même et en prise sur le monde. Femmes Modernes sans aucun doute mais Femme toujours.
Epures.

Il y a aussi quelques hommes chez Tsalapatanis et des Animaux. Les animaux,  elle les aime, mais chat, cheval, chien sortent de leur condition animale pour accéder aussi à la quintessence de leur condition animale. Il y a une forme d’anthropomorphisme chez ces figures qu’elle avoue : le chat est presque un tigre, il incarne l’agressivité, tandis que derrière le chien apparaît l’homme, ce qu’elle appelle «  la part d’animalité de l’homme, son ambivalence ». La figure masculine du reste est peu fréquente, souvent asexuée : le Vieux, Le  Flaneur (habillé), Les Veilleurs ou les Anges (habillés, les Anges sont asexués par nature) ; le Penseur ou Birdy sont des exceptions, je les vois davantage comme des études de corps, du reste la tête pourrait aussi bien être celle d’une femme, Birdy est un adolescent-oiseau, presque un enfant. La plus extraordinaire de ces figures masculines pour moi reste le monumental Don Quichotte, figure intemporelle du héros de Cervantés, dressée dans l’espace, éternellement en quête de mythes oubliés, rattrapé par le réel qui ne pardonne pas aux rêveurs. Il est aussi une Sentinelle comme cette femme dressée, hanches larges, buste menu, regard grand ouvert sur l’inconnu.

On peut  chercher des maîtres à Marie-Thérèse Tsalapatanis, c’est un jeu convenu: elle avoue du reste son admiration pour Giacometti, Picasso, Daumier et Michel Ange. Quelques rares portraits en témoignent. Et pourtant ces références, pour illustres qu’elles soient, ne peuvent en aucune manière expliquer l’œuvre de cette artiste qui s’inscrit bien dans son temps, mais en dehors des chemins consacrés, elle qui pourtant commence à accumuler les médailles et récompenses. Modeste, elle poursuit son itinéraire vers toujours plus de dépouillement, vers l’essentiel.

Lauriane d’ESTE
Historienne de l’Art
Paris janvier 2007